M E S É C O L E S
De l'école maternelle, je n'ai conservé d'autre souvenir que le nom de l'institutrice, Mademoiselle Fauvette. Je m'obstinais à l'appeler Mademoiselle Pauvette, ne pouvant comprendre qu'un être humain portât un nom d'oiseau.
Ma mère ne me conduisait pas souvent à l'école" gardienne", ainsi qu'on l'appelait officiellement. Ne servait-elle pas qu'à soulager les mères de famille de leur marmaille ? Chez mes parents, ma grand-mère et la bonne suffisaient grandement à mon éducation. Un babin de 3 à 5 ans n'avait encore rien à apprendre. C'était l' idée qu'on se faisait de la maternelle à l'époque.
Mes premiers pas dans la grande école, je les ai faits quelques semaines après l'invasion allemande. Une drôle de paix régnait dans le pays. Mon père était rentré de" l'exode" à la côte belge et les prisonniers de guerre étaient bien gardés dans les stalags.
De l'école primaire, je me souviens à peine de la première année. C'est plus tard que les brimades ont commencé et duré jusqu'au bout.
Si l'on compare les photos d'avant la guerre à celles qui ont suivi mon entrée à l'école élémentaire, on constatera que je suis devenu un nigaud. Je ne me suis jamais adapté à l'école, ni comme élève, ni comme enseignant.
Anvers
1946. Pour la première fois depuis la fin des hostilités, les enfants de sixième année des écoles communales de Wasmes - dont je suis - font un voyage de "fin d'études primaires" à Anvers.
Le matin, nous avons visité les installations portuaires à bord d'un bateau mouche de la compagnie Flandria.
Non loin du quai d'embarquement des voyageurs, le "Gouverneur Galopin" ne flotte pas encore. Reposant sur un plan incliné, il sera lancé le lendemain. C'est le dernier paquebot qui fera la ligne Anvers-Matadi-Lobito (Angola) pour conduire au Congo les "coloniaux" , avant que les lignes aériennes ne prennent le relais.
C’est la seule photo réussie à Anvers ce jour-là !
L'après-midi sera consacrée à la visite du zoo, situé près de la gare.
Ainsi se déroulait une journée à Anvers pour les élèves de fin d'études primaires. Ainsi apprenait-on aux enfants à aimer la Belgique unitaire et son « œuvre de civilisation » dans notre « Empire Colonial ».
Chimay
A la fin de ma première année d'internat, année scolaire 46-47, la troupe de l'athénée de Chimay donnera une représentation du Malade Imaginaire .
Je ne reconnais pas beaucoup d'acteurs, sauf Evelyne Mathot, ma dulcinée, à l'avant-plan. Elle est la plus jeune. A droite du malade imaginaire, Paulette Leblond, la soeur d'un futur condisciple, qui entrera en 6e latine l'année suivante. Son voisin, Michaux, est un interne. Debaerdemaker, le troisième à partir de la gauche, n'est pas tellement plus âgé que moi. C'est lui qui joue de l'harmonica avec tellement de talent.
Un dimanche, au cours d'une promenade hivernale, le directeur du pensionnat a rejoint ses ouailles.
Ça ne lui arrive presque jamais. Il veut sûrement vérifier si les surveillants font bien leur travail, si les consignes sont respectées; casquette, tenue, interdiction de fumer, etc. ..
Je suis probablement parmi ceux qui admirent la puissante traction avant du "boss". C'est une Citroën 15 C.V. "familiale", avec une cinquième vitesse surmultipliée. Je croyais naïvement que cela permettait de rouler beaucoup plus vite. Le directeur s'était fait une réputation de pilote habile et rapide. Il aimait la vitesse: Comme tous les signes extérieurs de puissance. Ainsi nous donnait-il l'exemple de la virilité.
La cour de récréation commune à l'athénée et à l'internat avant 1950, date à laquelle les nouveaux bâtiments scolaires - commencés avant la guerre! - furent achevés.
La photo a été prise pendant une leçon de gymnastique. Les élèves s'exercent au basket-ball autour d'un seul panier fixé tout en haut d'un pied transportable.
Entièrement encadrée de bâtiments divers, la cour est isolée du monde extérieur. L'aile gauche est occupée par des salles d'étude. Le grenier mansardé est aménagé en dortoir. Miracle! il n'y a jamais eu d'incendie. Une galerie vitrée, la verrière, sert de préau. C'est là que se forment les rangs pour l'étude - vers le fond - et pour les dortoirs - dans l'autre sens !
Les bâtiments situés à l'arrière plan font partie de l'externat.
Au fond, à droite, la chapelle sert de salle de gymnastique. Le choeur a été transformé en porcherie pour l'internat.
Le petit escalier dans le coin est peut-être une issue de secours pour le laboratoire de chimie, sous les combles. C'est un comble! Personne ne l'utilise. C'est un lieu convivial. Les pensionnaires s'asseyent sur les marches pendant les récréations les plus longues. En dessous, on est à l'abri du regard des surveillants.
A droite, l'abside de la chapelle. Les fenêtres murées de l'ancien édifice religieux, le mur aveugle de l'annexe, les lieux d'aisance ouverts au vent et au froid constituent un univers carcéral où les internes passent le meilleur de leur temps dans une indigence morale et culturelle indigne d'une institution scolaire.
Une éducation sévère devait apprendre à vivre aux pensionnaires. Le photographe a donné une idée juste des principes d'éducation de l'époque et de la vie quotidienne de ceux qui les subissaient. Il a tourné le dos à des bâtiments moins anciens qui abritent la maison du directeur, la cuisine, le réfectoire et des petits dortoirs à l'étage. Ces derniers subsistent encore, alors que l'ancien monastère, construit au XVIIIe siècle, où était logé l'athénée de Chimay en 1946, au moment où j'y suis arrivé, a été entièrement rasé.
Il y a peu, j'y suis retourné. La cour qui avait été mon univers pendant sept ans, dégagée des murs qui la séparaient du monde extérieur, m'a paru tellement exiguë que j'ai compris pourquoi je m'y étais rabougri moralement et physiquement.
Le modèle éducatif qui permettrait aux enfants de s'épanouir reste encore à inventer.
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Dans la même cour, Nicolas Van Hove, dit Picard, le seul professeur de mathématiques que j'aie jamais eu à l'athénée. Surveillant une récréation, il ne se tient pas tout à fait droit. Se sent-il mal à l'aise ? En classe, de sa voix tonitruante, il terrorise les élèves afin d'exorciser sa timidité. C'est un fils d'ouvrier d'origine liégeoise. Dans une cour d'école fréquentée par des petits bourgeois, il n'est pas à sa place.
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En dehors de l'école, en revanche, il est respecté et apprécié. Dans les années cinquante, il sera élu conseiller communal socialiste. C'est dans les classes terminales que nous avons commencé à comprendre cet homme bâti pour être un "métallo" , comme son père, et qui ne s'est jamais adapté à sa condition nouvelle. Avec les élèves des "classes supérieures" - de la 3e à la le - il était moins sévère. La clarté de son esprit avait le don de rendre les mathématiques accessibles aux élèves de bonne volonté. Au fur et à mesure qu'on se rapprochait de la "Rhétorique" - dernière année des humanités secondaires - on se sentait de plus en plus à l'aise dans sa classe. Au point qu'une petite délégation de pensionnaires est allée le trouver chez lui, un soir, pour demander une explication au sujet d'un exercice que nous ne comprenions pas. Sans avoir jamais acquis "l'esprit mathématique", j'ai reçu de ce maître le goût de la rigueur, la volonté d'aller à l'essentiel.
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UNE FETE DE GYMNASTIQUE
Une fête de gymnastique dans la nouvelle cour. Les bâtiments scolaires occupés depuis peu donnent sur la rue. Au fond, le gymnase, et, à l'étage, des dortoirs.
A l'époque, l'internat était considéré comme le meilleur moyen de faire des hommes. A la spartiate. Les pensionnaires constituaient le tiers des effectifs de l'athénée.
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QUELQUES CAMARADES DE CLASSE
Quelques camarades de classe, un dimanche de fête scolaire. Pierre, le frère de Michel Fondu, se tient un peu en retrait à côté de Robert Pilloy. Puis viennent Michel - le "grand" frère - Liévin Capron et Robert Tassart.
A l'Université Libre de Bruxelles
A partir du moment où je suis devenu étudiant à l'université de Bruxelles, il m'est devenu de plus en plus évident que ma vocation d'écrivain ne pouvait être que perverse ou névrotique. Le talent, l'imagination, la puissance de travail nécessaire à la réalisation d'une oeuvre, tout cela me faisait défaut.
Deux photos (!) ne peuvent résumer les années où chaque instant me rapprochait du jour où j'aurais réalisé les ambitions de mes parents. A l'athénée, quelques rituels suffisaient à immobiliser le temps. A la fin de mes études, je vivais dans la crainte qu'il ne me rattrape. Alors, il ne me serait plus permis de rester enfant.
CORTEGE DE LA SAINT-VERHAEGEN
Je participais malgré tout à la Saint-Verhaegen, le 20 novembre, date anniversaire de la fondation de l'université, en 1834. Un cortège satanique, une bacchanale enivrée de bière se répand à travers la ville et se disperse en fin d'après-midi dans tous les cafés fréquentés par les étudiants - La Jambe de Bois, La Feuille de Papier Doré, Au Nez qui Pend, etc..
Sur le char de "philo" illustrant maladroitement les monstres qu'engendre le sommeil de la raison, je me sens si peu à ma place que je reste caché derrière ceux qui osent manifester leur joie.
FIN MAI 1956
En mai '56, à la fin de la première licence, un professeur nous a réunis tout un après-midi afin de terminer son cours avant le mois de "bloque". Pendant l'interruption, on bavarde au soleil. Quelqu'un nous a demandé de poser pour la postérité. Comme j'existe de moins en moins pour les futurs enseignants que sont mes condisciples, je reste caché au dernier rang, j'émerge à peine. On ne voit que mes lunettes d'écaille.
Je scrute l'horizon '57, où je devrai quitter l'Alma Mater.
Sans convictions, ni vocation, l'avenir me paraît irrémédiable.
1961. FIN D'ANNEE SCOLAIRE
A l'athénée de Péruwelz, les photos de groupe sont encore à la mode en 1961. Après avoir enseigné deux ans à l'Ecole Normale de Mons et accompli mes « obligations de milice », j'ai échoué dans cet établissement à la faveur d'un appui syndical.
Comme je n'ai ni une voix qui porte, ni une formation littéraire suffisamment solide - je veux dire personnelle et conforme à des goûts authentiques - je ne suis pas capable d'un enseignement cathédratique dans des classes de lettres. Grâce à un mouvement social - des grèves générales - au cours desquelles je suis du "bon côté", je rejoindrai l'année suivante l'athénée de Mons où je resterai, bon gré mal gré, jusqu'en fin de carrière, revendiquant des classes de grammaire jusqu'au bout.
Mes collègues de Mons m’ont toujours tenu à l'écart de leurs clans, comme l’ont fait ceux de Péruwelz. Comme à l'école primaire, j’étais exclu de la société de mes semblables. Le pensionnat m’avait forcé à formater mon style de vie sur celui de mes condisciples. C’était une parenthèse. Depuis mes premiers pas à l’école primaire, J’avais juste appris à nouer ma cravate.
Vacance(s)
En 1961, pour les vacances d’été, ma marraine m'a offert un petit appareil photographique - format 18 x 24 - pour me remercier des services que lui a rendus ma 2CV ( "deuche" ) - transport hebdomadaire de produits fermiers. La cellule photo-électrique incorporée me permet des mises au point précises, même sous un éclairage sommaire.
Avant de partir en vacances, mon bureau me fournit un sujet intéressant pour faire des essais. Débarrassé des travaux d'élèves qui l'encombraient pendant l'année scolaire, il me permet de livrer mes fantasmes à l'objectif.
J'y ai rassemblé tous les signes d'intellectualité que je possède. La lampe de bureau provenant de la cité universitaire, je l'ai acquise involontairement. Elle éclaire l'étudiant que je suis resté.
A l'avant-plan, sur le sous-main, un volume de la Pléiade est ouvert, un bic posé sur la page de droite. Mes pensées les plus déliées, je les note dans un cahier toujours à portée de la main, derrière les feuilles de brouillon, à gauche de la lampe. Dans le fond, à droite, apparaît un coin de la bibliothèque dont je suis très fier. Ainsi vont et viennent les idées. Un stylo Mont Blanc me permettra de les fixer pour la postérité.
Les lunettes abandonnées près du livre révèlent l'attrait qu'exerce la photographie pour l'intellectuel en vacances qui se prépare joyeusement à délaisser son enseignement et même ses ambitions littéraires.
A droite de la lampe, un cendrier me sert de vide-poches. J'ai cessé de fumer depuis que mon cœur excessivement nerveux m’a fait comprendre qu’il faudrait choisir entre l’enseignement, les promesses de la psychanalyse et la fin prochaine de tout ce que je souhaitais. C'est là que j'en étais en 1961 pour avoir laissé mon énergie s'échapper en fumée depuis mes premières années d'internat.
Des pivoines blanches du jardin agrémentent ma vie spirituelle. C'est ma mère qui les a cueillies. Ma vie affective s'ouvre lentement.