LES PROCHES DE MON PERE
Mariage de mes grands parents paternels
Pose intemporelle, fond blanc. Un acte d'état civil nous apprend que le mariage a été contracté le 7 décembre 1898.
Ma grand-mère Adélaïde a 23 ans. Elle en paraît davantage. Elle ne sourit pas. Elle ne porte pas de robe de mariée. Par souci d'économie.
Mon grand-père Ernest a cinq ans de plus. Il donne l'impression d'être plus jeune et plus confiant. Malgré son air naïf, ses mains veinées, ses jambes courtes, on dirait un petit employé. Il est ouvrier mineur.
C'est lui qui disparaîtra le premier, une vingtaine d'années plus tard. Je ne l'ai pas connu. Ma grand-mère ne m'a jamais dit de quoi il était mort. Elle l'ignorait. Il ne se levait plus. Il avait mal à l'estomac. Elle lui faisait des laitages.
L'adresse du photographe apparaît au verso du portrait: "63, Grand Rue, à Mons". L'uniformité de la toile de fond cache la misère présente, les malheurs à venir. Le décor romantique réservé aux bourgeois - nature sauvage, rochers - n'était pas pour eux.
Mes grands-parents se sont déplacés en chemin de fer ce jour-là. C'était leur voyage de noces.
Mariage de troisième classe
Premier anniversaire de mon père ?
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Cette petite ferme nichée au flanc de la vallée, ma grand-mère en a fait l'acquisition pour éloigner son enfant malade des miasmes morbides qui infectaient les marécages et le ruisseau derrière les maisons de la rue de la Jonquière. ("Jonchère" figure au Littré, dans le même sens : lieu où poussent des joncs). Peu de soleil malgré tout. Caves inondées l'hiver. Les eaux s'infiltraient dans le sous-sol de la colline.
Ma grand-mère ignorait tout cela avant de quitter la "Jonquière" . Elle a fait abattre les murs qui embrassaient l'ancienne fermette pour que les charrettes puissent s'arrêter sur la terrasse.
Les marchands de charbon et autres charretiers pouvaient y faire halte. Ma grand-mère leur servait une petite goutte. Son débit de boisson clandestin améliorait ses revenus. La paie d'un mineur ne suffisait pas aux besoins du ménage. C'était aussi une manière de mettre un peu d'animation dans la maison.
En face, une bâtisse moins ancienne est mieux ensoleillée. Le rez-de-chaussée donne sur la rue, vers l'Est. Tout est de plain-pied. Les caves et les communs sont aménagés en dessous. Ils donnent sur le jardin qui dévale en pente escarpée. Aucun danger d'inondation.
Un peu plus bas, à main droite, l'atelier du vitrier recouvert d'un crépi grossier. Une couche de goudron protège le bas des murs de l'humidité. Le logis est aménagé au sous-sol. On y accède par une ruelle vertigineuse.
A main gauche, juste après la maison de ma grand-mère, le sentier du Grisou grimpe vers le terril du Pachy, au Petit Wasmes.
C'est là que j'ai vécu mes années de vagabondage, avant que mes parents ne déménagent pour le Quesnoy et que je n'entre à l'école primaire
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La "fermette" de ma grand-mère telle que je l'ai toujours connue.
Avant la guerre,mes parents habitaient la partie située juste à côté de ma Deuche, véhicule obligé de tout intellectuel dans le vent au début des années soixante. L'ensemble n'a presque pas changé depuis les premiers aménagements réalisés par mes grands-parents, après la "Grande Guerre ".
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Ma grand-mère et ses voisins
Dans les années cinquante - j'étais encore étudiant - une famille d'immigrés siciliens vit dans cette partie de la maison que nous occupions, mes parents et moi, avant la guerre.
Dans ses vieux jours, ma grand-mère est devenue l'amie, la confidente, de la femme d'un ouvrier mineur étranger, appartenant à une communauté méprisée et rejetée des autochtones. Des hommes violents, arriérés, dangereux; des familles nombreuses, malpropres, qui utilisaient la salle de bain comme remise pour le charbon !
Ils ne savent pas bien cadrer une photo, non plus. ..
Ma grand-mère, veuve d'un ouvrier mineur, partageait les valeurs de ceux qui n'avaient pas d'autre richesse que leur travail, ni d'autre espoir qu'une vie meilleure pour leurs enfants.
Pour elle comme pour eux, la solidarité de classe était une nécessité. Ses nouveaux amis vivaient comme du temps de sa jeunesse, à l'époque où le Borinage était prospère et les mineurs, exploités par le patronat.
Comme mon grand-père paternel, l'homme cultivait le jardin après son travail. Il élevait aussi des chèvres et des lapins. La femme s'occupait des enfants et de la maison.
Quand elle recevait une lettre d'Italie, elle abandonnait ses travaux ménagers pour aller chez ma grand-mère lui donner des nouvelles fraîches de sa famille. Elle lui lisait la lettre, la traduisait, fournissant des explications sur la vie de ceux qui n'avaient pas quitté leur village.
La fête, c'était de se retrouver en famille, comme sur la photo. Ce jour-là, on dirait que ma grand-mère remplaçait l'aïeule restée au pays.
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Ma grand-mère, née Simon, avait un frère dont le fils Henri, cousin de mon père, est son cadet de quelques années.
Henri vient de faire sa communion . Le livre qu'il tient en main est-il un missel ou une lecture studieuse? La photo célèbre-t-elle en même temps la fin des études primaires, la communion solennelle d'Henri et son entrée à l'Institut Saint-Ferdinand à Jemappes ? Son père apparaît à l'arrière-plan, sur le seuil d'une remise.Il est vêtu comme pour travailler au jardin. On pourrait difficilement imaginer opposition plus forte entre un fils et son père. Le costume et le livre, c'est ce qu'Henri va cultiver toute sa vie. C'est ce que sa mère lui a donné de plus précieux. En dépit de la mort de son père qui va modifier radicalement sa destinée. Fils unique, surprotégé, "sa tête" pouvait lui permettre de dépasser la condition de sa famille. Lorsqu'il était enfant, sa mère lui avait fabriqué un casque à bourrelets pour lui éviter tout risque de fracture du crâne! Il devait poursuivre des études pour éviter d'aller travailler à la mine. Jusqu'au jour de fête fatal - la Pentecôte - où son père, qui n'avait pas cessé de festoyer la nuit, a été appelé au charbonnage pour une réparation dans un puits. C'était son métier. La fatigue, la transpiration et les courants d'air aidant, il n'en est ressorti que pour se mettre au lit avec une double pneumonie. Quelques jours plus tard, il était mort. La mort du père avait ruiné tous les espoirs de sa mère. Sauf celui, secret, inavoué, de conserver son fils auprès d'elle. Devenu adulte, Henri avait des amitiés viriles mais ses amours ne duraient guère. Il était soutien de veuve. Ses revenus modestes ne lui permettaient pas de se marier. Bon prétexte pour un Don Juan...
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Ma grand-mère chez Louise, la femme de Georges, son cousin.
Les regards, les gestes, les vêtements, c'est le Pays Noir tel que ces deux femmes l'ont connu au début du siècle. Aucun sourire, aucun apprêt. Elles se tiennent sur le pas de la porte par où l'on entre le dimanche. Une porte en bois plein avec un "bas-jour", petite baie vitrée aménagée dans la partie supérieure de l'embrasure, au - dessus du battant. Ma grand-mère est toujours vêtue de noir. Louise a laissé son tablier. Le dimanche, elle invite sa cousine à dîner. Toujours le même menu : du lapin aux pruneaux. Louise pose la main sur l'épaule de ma grand- mère. Signe de fraternité. Ma grand-mère joint les mains. C'est une attitude qui lui est coutumière. Des rides profondes ont creusé son visage depuis que son fils a disparu. Elle a perdu aussi ses anciennes connaissances. Du temps passé, il ne lui reste que Louise.
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