MES PARENTS
ET MOI
Mariage de mes parents
Le 6 novembre 1933. Sous le signe du scorpion!
L'été est passé. Le photographe a choisi la toile de fond d'après la saison. Son décor est apprêté. Les bouquets de roses offerts aux mariés formulent des voeux pieux.
Depuis une trentaine d'années que mes grands-parents paternels se sont mariés, les jeunes ménages sont moins pauvres. Ils ont droit, comme les bourgeois, à un décor de saison. Derrière la petite table moulurée, blanche et dorée, une fausse fenêtre donne sur un paysage lacustre perdu dans les nuages. Ma mère a peut-être choisi un décor romantique pressentant que son couple allait se perdre aussi dans les illusions de deux existences vouées à l'utopie. Quel drame a t-elle vécu, enfant, qu'elle a joué toute sa vie ? Les taches de naissance sur le front - dissimulées sous la coiffure - ne sauraient tout expliquer.
Je ne reconnais pas mes parents vus d'aussi près et d'aussi loin dans le temps. Le photographe a fait des retouches. Ma mère porte un collier de grosses perles comme celui de sa soeur. Sa fourrure blanche, je m'en souviens. Elle était déjà très ablmée quelques années plus tard. Pourquoi l'a t-elle négligée, au point de pouvoir abandonner sans regret l'un des symboles les plus ravissants du jour de son mariage ? De déceptions en colères, a t-elle détruit tout souvenir de ce- jour-là ?
Les yeux brillants et le sourire heureux de ma mère me surprennent et m'éblouissent. N'a t-elle été que la reine d'un jour ? Le mariage l'aurait - il déçue ensuite au point de la défigurer ?
Sur la photo, c'est une "star" à côté d'un second rôle qui ne sait pas sourire. N'ayant jamais été heureux, mon père ne sait pas donner les apparences du bonheur. Son regard porte vers un avenir auquel il ne croyait plus. Réussira t-il à rendre sa femme heureuse, lui qui n'a jamais connu que la misère dans sa famille et dans sa chair ? Le fils d'un mineur borain sait-il ce que souhaite une femme rêveuse qui ne poursuit pas les mêmes chimères que lui ?
De ce mariage incertain naîtra neuf mois plus tard, le 16 août 1934, un bel enfant de trois kilos et demi.
Un an plus tard, il posait fièrement chez le photographe.
Ses parents n'avaient pas demandé de bien montrer que c'était un garçon - contrairement à ce qu'avaient fait ses grands-parents paternels pour son père. Toutefois, il n'est pas possible d'avoir le moindre doute à ce sujet. De constitution forte, c'était un petit homme.
La tête ronde et le sourire heureux augurent bien de son avenir. J'ai raconté dans Mes états de santé - voir Quelques petits faits vrais - ce qui allait advenir.
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Menu du repas de noces. C'est celui de ma tante Jeanne. Ma mère a égaré le sien. Le vocabulaire de la gastronomie, revu peut-être par sa soeur cadette, ma marraine, m'est tellement étranger que je suis incapable d'estimer tant la qualité que l'abondance des plats. Ce jour-là, les frères et soeurs de ma mère devaient être tous présents. Le banquet se déroulait chez mes grands-parents maternels. Mon père n'ayant ni frère ni soeur, sa famille ne pouvait être représentée que par son cousin Henri qui avait accompagné ma grand-mère à la noce. C'était un petit fonctionnaire, comme mon père, fils d'un ouvrier affecté à l'entretien des puits et qui était mort prématurément, comme mon grand-père paternel, son oncle. Il avait commencé des études secondaires à l'Institut Saint-Ferdinand, à Jemappes. La mort de son père les avait interrompues et sa mère devait l'avoir encouragé à rechercher un travail de bureau. Sa présence diminuait les inégalités sociales. Ainsi n'apparaissait pas trop ce que mes grands-parents paternels, farouchement catholiques, plus proches du patron que des ouvriers, devaient considérer comme une mésalliance.
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Eté 1935. Sur la digue de Coxyde.
Un photographe saisit tout ce qui passe. Un bambin commence à marcher. Ses parents sont habillés avec beaucoup de fantaisie. la mode estivale est très variée, très libre.
Une vieille dame avec sa petite fille est vêtue de noir. Une jeune femme avec ses enfants porte un chapeau blanc.
A l'arrière-plan, un couple encore jeune ne pouvait pas se mettre en frais pour les vacances. Le mari a retiré sa cravate. Ses revenus modestes ne lui permettent pas de porter une tenue de plage. C'est sans doute un ouvrier. La cigarette aux lèvres, il a l'air de tenir entre les mains ce qui pourrait être une tabatière ou le paquet qu'il vient d'entamer.
Mon père n'accorde pas la même importance que ma mère à l'élégance. Coiffé d'une casquette, la ceinture serrée autour d'un pantalon quelconque signe son appartenance à la classe ouvrière. Il ne savait pas qu'une chemise "Lacoste" pouvait flotter librement et cacher la ceinture.
Ma mère porte une robe de toile légèrement froissée sous un lainage de fantaisie qu'elle a peut-être acheté dans une boutique de l'Avenue de la Mer. Elle a le souci de l'élégance. En vacances, elle paraît plus jeune, plus femme. Elle est plus épanouie que sur ses photos de jeunesse.
Pour mes parents, Coxyde est le lieu du bien vivre, de la liberté, de la joie - plage, promenades, apéritifs entre amis.
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A la Pentecôte, c'est la ducasse de Wasmes . Le père est endimanché. Il ne sourit pas. Il ne regarde pas sa femme. La revanche qu'il vient de prendre sur la destinée masque mal la rancoeur de n'avoir pas réalisé ses rêves d'adolescent, le dépit de n'avoir pas séduit Louise, sa jolie collègue. Les pouces dans les emmanchures du gilet, on dirait un paysan qui jauge une moisson médiocre. C'est la mère et l'enfant qui sont au centre. Ainsi l'a voulu le photographe. Celui-ci écarte d'instinct ce qui ne lui paraît pas beau. Une fêlure dans le ménage a t-elle déjà éloigné ces deux êtres ? La mère semble heureuse. La joie de tenir son enfant dans ses bras lui donne la grâce et la beauté des madones.
Avec sa grand mère, il ne sourit pas. Peut-être est-il mécontent d'avoir à porter le chapeau.
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En 1936, l'enfant aura bientôt deux ans. Il est toujours à la ducasse. Il se tient debout sur une chaise comme s'il allait prononcer un discours. C'est son père, cette fois qui veille à ce qu'il ne bouge ni ne tombe. Mais il donne la main à sa mère. Celle-ci n'est plus aussi élégante que l'année précédente. S'est-elle mise au diapason de sa belle-famille ?
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1.Les photos de vacances de 1937 ont été prises au mois d'août.
2.Ce garçon actif n'hésite pas à semouiller.
3.Plus costauds et plus grands que lui, ses amis n'ont pas l'air très fréquentables. Qu'importe! Il est sociable et rien de tout cela ne l'empêche de sourire.
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Au Lys Rouge, ses parents ont fait des connaissances. Peut-être sommes-nous dimanche? Le père de l'enfant porte la cravate. Il sourit, heureux d'être en famille et entre amis. |
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Il est rare que son père prenne un bain de mer. Sa jambe mutilée par une maladie des os le gêne. Il se sent mieux quand il est habillé. La casquette lui permet aussi de cacher un front trop haut qui lui allonge excessivement la figure. Mais il fait si beau et son fils est d'humeur si joyeuse ! Les joues gonflées, on dirait qu'il se moque du photographe, le petit bouffon.
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En septembre '37, à la ducasse de Wasmuël, il fait moins chaud. Le supplice du chapeau est épargné à l'enfant blond.
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Sociable, il se plaît dans la compagnie des autres enfants.
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La venue de sa grand-mère - accompagnée d'une amie - un peu en retrait - ne le réjouit pas. Il préfère les jeux de plage à la visite du monument érigé à la mémoire du Roi Albert, à Nieuport.
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Sur la digue d'Ostende, probablement. Sa marraine est allée lui rendre visite. Elle a convaincu ses deux grands-mères de l'accompagner. Nos visiteuses ne connaissent pas le jeune homme à la raquette ni le vacancier au petit chien blanc.
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L'année suivante - 1938 - on lui a coupé les cheveux plus courts. Il a grandi. Sur un chemin près du Lys Rouge, il a enfourché un petit vélo. Des roues d'appoint assurent l'équilibre. Quelques années plus tard, pendant la guerre, il apprendra à rouler comme un grand, avec son cousin, derrière la maison de ses grands-parents maternels, dans le marais, à Wasmuël.
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Les anciens patrons de l'hôtel de l'Etoile, juste à côté du Lys Rouge sont des Borains. L'hôtel a été racheté par les Mutualités socialistes. A l'heure actuelle, ils sont retraités. Du moins, c'est ce que j'ai entendu dire à propos de cette photo. Ils sont devenus des vacanciers heureux buvant le verre de l'amitié. Le plus jeune a une carrure d'athlète. Sa femme, assise de l'autre côté de la table, n'a rien à lui envier. Les deux autres couples, plus âgés, sont en bonne santé. On dirait une photo destinée à la propagande du parti et à ses oeuvres. |
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Enfin, il voit son plus grand désir satisfait. Sa mère lui a loué un tricycle. Voilà au moins qui ressemble à un véhicule automobile! Il se sent plus grand. |
L'heure du café.
Pendant les vacances, entre amis, la classe laborieuse prépare la société des loisirs. Les bruits de guerre n'arrivent pas à troubler la sérénité d'un après-midi ensoleillé du mois d'août. Pour quelques temps, les soucis quotidiens et les inquiétudes les plus graves sont oubliés.
A la mer, tout le monde est heureux !
Quelques années plus tard, le 2 août 1944, dernière lettre du père.
C'est une liste d'objets de première nécessité. Lui a t-on permis de les emporter en Allemagne quelques jours plus tard ? A-t-il été obligé de les abandonner en entrant au camp de Neuengamme où les nouveaux venus devaient se présenter nus à l'inscription?
Avant d'examiner les documents retrouvés chez ma mère, je ne pouvais pas imaginer que son arrestation s'était déroulée si peu de temps avant la libération !
On se rend compte de l'état d'esprit de l'occupant en lisant le premier point du règlement qui autorise uniquement les prisonniers à traiter d'affaires de famille. Deux passages ont été censurés. Ce ne pouvait être que des mots d'affection et d'encouragement.
Après la guerre, j'ai souvent entendu dire à ma mère: "Georges n'a vraiment pas eu de chance!". Arrêté peu avant la libération à cause d'un billet anonyme, il s'en est fallu de peu qu'il ne soit libéré quelques mois plus tard.
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