LOIN DU BORINAGE
La route de Mons à La Louvière par où ma mère et moi sommes arrivés à Morlanwelz, en 1950, dans les premiers jours de janvier.
C'est Monsieur Nazé qui nous y a conduits. Chaque fois que je suis repassé par la suite à cet endroit, j'ai été frappé par l'aspect campagnard, aéré, de la région du Centre. Malgré ses crassiers, ses châssis à molettes, ses cités ouvrières, la prospérité semblait y régner, à l'inverse de mon Borinage natal où l'industrie du charbon envahissait les agglomérations et les quelques maigres pâturages. Il fallait en sortir pour respirer.
C'est pourquoi Morlanwelz avait été choisi pour y installer un Centre Médico-Technique destiné à des anciens mineurs atteints de silicose.
J'étais satisfait de ce changement de domicile qui me rapprochait de la plupart de mes camarades souvent originaires de Charleroi ou des environs. Dorénavant, je les rencontrerais en dehors du pensionnat et je cesserais d'être considéré comme un Borain ! Alors que je ne m'éloignais pas tellement de mon pays natal - une trentaine de kilomètres.
A partir du moment où ma mère a disposé d'une voiture, nous sommes retournés plus facilement dans la famille d'où nous revenions le dimanche soir. Il m'arrivait alors d'admirer de nuit le paysage que j'avais vu pour la première fois en 1950 et photographié par après. Des milliers de points lumineux l'idéalisaient sans l'éclairer vraiment. Par beau temps, à l'horizon, l'agglomération louviéroise se confondait avec le ciel étoilé.
Et quand, à son coucher, le soleil éclairait encore les campagnes et les corons lointains, je retirais du paysage que j'avais sous les yeux le sentiment de n’ être qu'un élément fugitif de l'univers infini.
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Le Centre Médico-Technique Achille Delattre à Morlanwelz.
C'est la maison d'un ancien gérant de charbonnage. Des mineurs silicotiques y sont soignés. Ils ne descendront plus dans la mine. La plupart n'en ont plus pour longtemps. A Morlanwelz, ils reprennent goût à la vie. D'anciens amis se retrouvent. Ils jouent aux cartes, au billard. Quand il fait beau, ils peuvent s'installer dehors. D'autres jeux les y attendent. Ils sont heureux comme des enfants. Ils en oublient leur maladie.
Comme le Lys Rouge procurait à mes parents, pour la durée des vacances, l'illusion qu'ils appartenaient à la bourgeoisie, ainsi le Centre de Morlanwelz constituait surtout un lieu de loisirs, de détente, que les pensionnaires quittaient rassérénés, avec l'espoir de revenir l'année suivante.
La société industrielle qui en avait fait des invalides après vingt ans de travail dans la mine leur devait bien cela.
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Les joueurs de cartes
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Celui-ci n'est pas un clown, mais un demeuré. Ses camarades ne le rejettent pas. Ils s'en amusent. Ils ne s'en moquent pas vraiment. C'est l'idiot du village. |
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Parfois, l'un des pensionnaires doit garder la chambre. Ses amis l'entourent. Ce n'est pas grave. Ce qu'ils redoutent, c'est l'infirmerie. Petite chambre sans fenêtre,sans vue sur la campagne, mal éclairée par un vasistas, où les visites sont interdites. Comment a-t-on pu choisir un pareil réduit, éclairé seulement par un lanterneau, pour isoler ceux qui étaient le plus gravement atteints ? Quand l'un d'entre eux devait y séjourner, on apprenait bientôt sa disparition.
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Ma mère avec une collègue et quelques pensionnaires
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Le petit laboratoire du centre médico-technique destiné au développement des radiographies convenait parfaitement pour la photographie. Je n'étais ni très adroit ni très bien équipé puisqu'il ne reste presque rien de mes essais.
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L'appareil de radiographie aurait inspiré un photographe surréaliste. Je n'en étais pas un puisque je n'ai conservé que très peu de souvenirs de mes premiers essais.
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Un curieux Bouddha auréolé importé d'Orient par Raoul Warocquié, un industriel dont les collections variées sont rassemblées au musée de Mariemont. Sous-exposé involontairement, le cliché m'a fait découvrir l'effet de "nuit américaine". C ' était assez insolite pour que je l'aie conservé sans avoir jamais essayé de le reproduire.
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La petite fenêtre de la chambre mansardée, sous les combles, où j'ai dû m'installer pendant l'été de 1953. Mes études à l'Université Libre de Bruxelles vont débuter. Je m'y prépare, ignorant parfaitement la situation professionnelle et financière de ma mère. Le petit microscope posé sur la tablette de fenêtre figure bien mes curiosités encyclopédiques liées à des ambitions irréalisables. J'étais assez lucide pour le savoir, mais il ne m'était pas encore interdit de rêver. Depuis la quatrième latin-grec, je savais que des études de médecine me seraient inaccessibles. Des ambitions littéraires encore plus déraisonnables avaient alors fait place à une vocation médicale peu fondée que des camarades de classe encourageaient parce qu'ils ignoraient le fond de mes pensées. Afin d'entrer dignement à la faculté de lettres, j'avais été faire une provision de livres à Valenciennes pendant les grandes vacances de 1953. Comme je ne disposais d'aucune armoire, j'avais dû les ranger sur le rebord d'un mur qui soutenait les combles et faisait saillie à cet endroit. Mon nouveau gîte avait quelques chose de bohème qui avait beaucoup impressionné Renée, la fille de Mme Blond,la cuisinière. J'en étais donc satisfait, d'autant plus que je serais à Bruxelles la plupart du temps. Je ne passerais plus à Morlanwelz que les vacances d'été de 1954.
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Dix jours à la côte d’Azur
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La photographie en noir et blanc dans le vieux format 6 x 9 ne peut traduire l'enchantement du versant méditerranéen des Alpes. Il ne m'en reste que des photos et des souvenirs délavés: la côte rocheuse de Saint-Raphaël d'où l'on apercevait l'île du Lion (appellation non contrôlée). |
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Les autobus nous ont permis de visiter la Côte d'Azur agréablement. Sous les arcades mauresques des ruelles de Saint-Tropez nous étions en Afrique du Nord. Le Guide Bleu de l'époque n'accordait pas une ligne à ce petit port de pêche. Nous ne pouvions pas deviner que ce petit port de plaisance tranquille était déjà le rendez-vous des vedettes du cinéma ! Les yachts à quai n'étaient pas très pittoresques. Je ne les ai pas photographiés
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La baie, à proximité du fort |
Ma mère s'est acheté une voiture
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Ma mère à côté de sa voiture neuve. Elle aurait mieux fait de s'acheter une 4 C.V. Renault ou une Volkswagen. Mais M. Nazé et le Dr. Denis avaient une Citroën ! Sans avoir jamais conduit, à cinquante ans passés, sans savoir exactement ce qu'allait lui coûter l'entretien d'un tel véhicule, elle a écouté le boniment du représentant au lieu de réfléchir plus longuement aux conséquences de sa décision. J'allais me lancer dans des études supérieures avec la même inconscience, guidé seulement par la vanité. J'avais de qui tenir !
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Très élégante, ma mère, avec le foulard que je lui ai rapporté de la Côte d'Azur. C'est dimanche. Les pensionnaires du Centre sont en week-end. La belle demeure du 66, rue Dufossé, à Morlanwelz, nous appartient... Ma mère perdra bientôt le plus beau cadeau que je lui aie jamais fait!
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Comme mon père, c'est à la mer que je fais le plus de photos. Le climat et les loisirs y sont favorables. Vouloir conserver le souvenir matériel des meilleurs moments de la vie, cela va dans le sens du progrès. L'atelier est le lieu où l'artiste crée. Les vacances, c'est le moment où la classe laborieuse jouit des distractions nouvelles réservées naguère à la bourgeoisie.
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Sur la plage de La Panne. Ma mère, appuyée contre le mât d'un char à voile que j'ai loué pour une heure, cache son amie Clémence Samain assise sur le siège. Hors champ, Andrée attend patiemment que le départ soit donné. A cet endroit, à marée basse, la mer se retire à plus de cent mètres de la digue. Il suffisait de se laisser pousser par le vent sur le sable dur et de virer de bord au bon moment pour imiter les exploits des pilotes de compétition couchés sur leur engin. En suivant la plage le long des dunes désertiques, on traversait des mares dans des éclaboussements de rires et d'eau salée. De retour à la "base", je me suis aperçu que ma gabardine était criblée de petites taches claires. Andrée riait. Je n'avais même pas songé à mettre un vêtement de sport. Je n'avais aucune pratique du char à voile. C'était un loisir réservé aux riches vacanciers.
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Dans l'avenue de La Mer, à La Panne. Je baisse la tête en marchant, gêné - inconsciemment - de me tenir au milieu de ces dames. Ma place était à côté d'Andrée, une femme que j’aurais pu aimer, bien qu'elle fût plus âgée que moi, si j’avais eu plus de maturité. Dans sa compagnie, je me sentais moins anxieux que d’habitude. Etait-ce le bonheur ? Est-ce que cela aurait suffi pour faire un couple durable ? De toute façon, je n'avais pas la maturité nécessaire pour envisager de l'épouser. Il me paraissait plus important de poursuivre des études. C’est ainsi que ma mère voyait l’avenir. En cela, elle avait épousé tout à fait le point de vue de son mari défunt. Ce n'est pas sans raison qu’elle a choisi de se tenir à côté d'Andrée. Elle nous sépare. Aussi la mère d'Andrée s’est-elle éloignée le plus possible de moi. Maintenant que j'examine les instantanés à la lumière noire de la psychanalyse, j'y découvre des relations subtiles qui m'avaient toujours échappé.
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La "Capitale", un grand café sur la digue de La Panne. Le luxe tape-à-l’oeil de la prospérité belge d'après la guerre faisait de ses clients des capitalistes nantis.
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La chemise achetée à Cannes en 1951 me permet de dater approximativement la photo des vacances qui ont suivi ou précédé la dernière année du secondaire. Le lion sur lequel je suis appuyé fait partie du monument élevé à la mémoire du roi Albert, à Nieuport. Je ne peux y être allé qu'en voiture. Je n'avais peut-être que 17 ans et je conduisais malgré tout. Appuyé nonchalamment, je ne souris pas. Pourquoi cet air accablé, sérieux, indolent ? Est-ce la crainte d'avoir un accident ou d'échouer dans mes études, ou le pressentiment d'avoir déjà raté ma vie ?
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Mille neuf cent cinquante-deux. Les photos du château de Beauvoorde, près de Furnes, ont peut-être été prises le jour de mes dix-huit ans ou peu après.
Cette année-là, nous devions aller à la côte d'Azur avec Jacques Guislin et sa mère. Comme ils ne sont pas arrivés à Morlanwelz au jour prévu pour le départ - sans s'excuser ni prévenir - ma mère et moi, nous sommes dirigés sur Paris où cousine Augusta et son mari seraient sûrement enchantés de nous accueillir !
Joie de revoir une cousine qu'ils avaient perdue de vue ou hospitalité naturelle, ils nous ont conviés à passer quelques jours chez eux, au Louvres ! où ils occupaient un appartement de fonction. C'était le quartier général de Jean Giacomini, inspecteur de police au Ministère des Finances. Nous étions logés dans une chambre qui donnait sur la place du Carrousel, le jardin des Tuileries, etc... La plus belle perspective de Paris, dit-on.
Pendant la journée, nous visitions la ville et les environs. Cousine Augusta était une femme au foyer, une paysanne de Paris. Elle ne quittait jamais son domicile sans son mari. Comme je ne pourrais conduire légalement que le 16 août suivant, jour de mes dix-huit ans, j'hésitais à rouler. Je m'étais fixé pour règle de ne jamais dépasser. Je suivais les autres véhicules. Heureusement, la circulation était fluide en été. Aux carrefours importants, les agents perchés sur leur estrade se contentaient, en inclinant la tête sur leurs mains jointes, de me signaler que je dormais !
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Les splendeurs de Versailles
Il ne me reste qu'une photo du parc et la satisfaction de vanité que procure le tourisme à ceux qui n'ont pas appris à voyager. Je ne pouvais pas oublier que j'avais été lâché par un ami. Je me retrouvais seul, comme je l'avais été souvent, dans un endroit où je me sentais étranger. N'ayant personne à qui parler, le plus belle ville du monde, que j'avais vue pour la première fois en compagnie de mon cousin, peu après la guerre, me semblait la "Babel.. d'escaliers et d'arcades" que décrit Baudelaire - Rêve parisien, Fleurs du Mal, CII - Je la visitais sans enthousiasme en raison de ma solitude.
Il ne nous restait plus qu'à rentrer en Belgique à la côte, où nous passions nos vacances chaque année, au moins nous nous sentirions chez nous. Même si j'étais toujours seul, ainsi qu'en témoignent les photos du manoir de Beauvoorde et de son parc, je me retrouvais dans un paysage familier que je connaissais depuis toujours.
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