D U   C Ô  T  É   D E   M A   M È R E

 

                                                                                                                                                                                    

        

                   

Grand-père Alfred  et Grand-mère Juliette

 

Mon grand-père Alfred, je ne l'ai jamais vu si bien mis, sauf sur son lit de mort !

Col cassé, noeud papillon, comme le dimanche quand il était contremaître à la verrerie Dubail. La photo a sans doute été prise lors d'un mariage ou d'une communion.

A l'époque où il se sentait l'ami du patron, il fumait comme lui des pipes de tabac Semois trempé dans l'alcool. Il a failli en perdre la vue.

Sévère avec les ouvriers et les ouvrières , Il avait l'estime de M. Dubail. Pendant quelque temps, la direction de la succursale parisienne de l'entreprise lui aurait été confiée. Dans son village, il était du côté des notables et, comme eux, il votait catholique. Le suffrage censitaire lui accordait plusieurs voix.

Dans ses vieux jours, il n'essayait plus de se donner des airs de bourgeois nanti. Quand, à la belle saison, j'allais en vacances à Wasmuël, chez mes grands-parents maternels, dans la maisons même où j'étais né - ce que j'ignorais à l'époque - le temps de sa splendeur était passé. De ces brefs séjours, j'ai conservé quelques souvenirs qui fleurent bon l'enfance et l' été. C'est avec mon grand-père que j'ai découvert le canal de Mons à Condé, rebouché à l'heure actuelle pour faire place à une autoroute. Me tenant par la main sur le chemin de halage, il marchait lentement. C'était une belle promenade ombragée que j'ai refaite avec mon père et avec mon cousin. Les rares péniches se donnaient rendez-vous devant la porte de l'écluse dont le fonctionnement constituait une attraction.

L'existence de mes grands-parents était aussi lente que la navigation des péniches. La sieste occupait une place centrale dans leur vie de tous les jours. La soirée la plus animée de la semaine se passait à jouer au "bidet" avec les parents de Gilberte, la meilleure amie de ma marraine. C'était un jeu de dés dont le but était de faire rentrer les quatre chevaux attribués à chaque partenaire dans les cases centrales du parcours.

Les plus beaux soirs, c'était quand chacun s'installait sur la "devanture" de sa maison, à la fin d'une chaude journée d'été. On causait d'un côté à l'autre de la rue et les enfants jouaient aussi longtemps que leurs parents et grands-parents restaient bavarder.

Ma grand-mère Juliette a le regard franc, le front volontaire. Coiffure négligée, toilette on ne peut plus discrète, ornée d'un camée, elle semble issue de la petite aristocratie terrienne. Née Dulier, son patronyme sonne bien français, même s'il n'apparaît que sous la forme Dellière ou Delierre au dictionnaire étymologique des noms de famille de Dauzat.

J'imagine que ses aïeux, venus de France, s'étaient installés dans nos régions depuis de nombreuses générations.

Mes grands-parents étaient tous deux originaires d'Obaix, un petit village de la campagne nivelloise, à une vingtaine de kilomètres au sud de Waterloo. Mon arrière grand - père Baude était garde champêtre. Dans sa famille, "paysan" était une insulte. Ils n'appartenaient pas au terroir. Baude est un patronyme bien représenté en France depuis le moyen âge. Le premier à s'être installé à Obaix n'était-il pas un soldat de la Grande Armée, blessé à la bataille de Waterloo et soigné chez des paysans ?

Comment Juliette a-t-elle rencontré le fils du garde champêtre ? Comment se sont-ils aimés ? L'attrait de l'interdit ? Ces jeunes gens n'avaient en commun que d'habiter le même village. Ils n'étaient pas mariés que ma grand-mère était enceinte de ma tante Jeanne. C'est seulement après son service militaire dans la clique d'un régiment caserné à Anvers que mon grand-père Alfred a convolé avec Juliette Dulier, dont il eut encore quatre enfants. Est-ce pour échapper à cette galère qu'il a failli s'engager dans l'orchestre d'un cirque de passage à Anvers ? Est-ce au nom du devoir et de la religion qu'il est revenu à la raison ?

Après le mariage, le ménage s'installe dans le Centre, à Manage. Dix kilomètres à peine à l'ouest d'Obaix, ce n'était plus la campagne, mais le sillon industriel Haine, Sambre et Meuse en pleine expansion. C'est là que ma mère naquit en 1896. Mon grand-père y avait trouvé un travail trop médiocre pour que j'en aie jamais entendu parler.

Leurs enfants, mes oncles et tantes, n'ont conservé d'autre souvenir notable de leurs années d'enfance dans le Centre que leur départ pour le Borinage. Ils imaginaient un pays de Cocagne. La nuit qui suivit leur installation à Wasmuël, une bombe endommageait gravement la façade d'une maison bourgeoise à moins de cent mètres de chez eux. C'était l'oeuvre d'un anarchiste.

Ma mère parlait volontiers avec ses frères et soeurs de leur enfance boraine. Les filles étaient flattées d'être plus avancées dans leurs études que leurs condisciples de Wasmuël. Ma tante Jeanne et ma mère avaient une assez belle voix pour chanter et jouer dans des saynètes à la distribution des prix.

Mon parrain, l'aîné des garçons, préférait le sport à l'art dramatique. Il allait nager dans la Haine et dans le canal avec d'autres galopins du village. Il ne craignait pas "la baleine" inventée par sa mère pour lui faire peur.

Un jour, il était rentré tout nu. Une voisine avait dit à ma grand-mère : "Vo fils Marcel, ist au canal. l nage comme é pichon" -"Votre fils Marcel, il est au canal. Il nage comme un poisson." - Elle était allée sur le champ jusqu'à la berge pour y reprendre ses vêtements.

Les cinq enfants s'étaient fait des camarades dans le voisinage. Dans la maison de mes grands-parents, c'étaient des jeux et des plaisanteries à n'en plus finir.

Au plafond d'une des chambres, il y avait un trou qui permettait de voir dans le grenier. Un jour qu'une voisine de leur âge était venue jouer, mon parrain avait eu l'idée d'aller s'accroupir juste au-dessus et de baisser sa culotte. On avait fait croire à la voisine qu'il se produisait au grenier un phénomène étrange qu'elle avait été invitée à observer. Soixante ans plus tard, ma mère et mon parrain en riaient encore.

Les cris et les rires se calmaient lorsque mon grand-père rentrait. Ses enfants gardaient de lui l'image d'un personnage sévère, exigeant, qui se souciait de leur avenir et qu'ils craignaient. Il ne fallait pas le déranger lorsqu'il répétait les morceaux que la fanfare devait interpréter le dimanche suivant. En jouant du cor d'harmonie, mon grand-père donnait toute la mesure de son talent. Son art lui valait la considération de son patron et de ses concitoyens.

Il aurait voulu que son aîné lui succède. Comme il ne l'entendait jamais jouer de la trompette, il était allé trouver son professeur à l'école de musique...pour apprendre que son galopin de fils était le meilleur élément de la classe.

Mon parrain n'a jamais cultivé le don qu'il tenait de son père. La guerre de quatorze a mis un terme à l'étude de la trompette comme à ses jeux d'enfant. Le conflit mondial lui a épargné un conflit familial.

Mes grands-parents ont donné à leurs enfants ce qu'ils croyaient être une bonne éducation bourgeoise. Le savoir vivre s'apprenait principalement aux repas. Le silence était de rigueur à table, comme dans les pensionnats. C'est ce que ma mère m'a rapporté. Seuls les parents pouvaient parler. Le faisaient-ils?

C'est une méthode qui a réussi plus ou moins bien selon le caractère de chacun. Comme ses frères et soeurs, mon parrain s'est toujours senti différent de ses compagnons de travail, les ouvriers du chemin de fer. La cadette des filles, ma marraine, se souciait de la politesse avant toute autre chose. C'était son sujet de réflexion et de dissertation préféré. Ma mère et sa soeur aînée, ainsi que mon parrain, lorsqu'ils se revoyaient, préféraient se rappeler les moments les plus agréables et souvent les plus amusants de leur jeunesse. Même les plus dramatiques prêtaient à rire cinquante ou soixante ans plus tard.

Ainsi, lorsqu'un incendie s'était déclaré la nuit dans une armoire où l'on avait mis en charge les batteries d'un poste de radio, les voisins alertés avaient fait la chaîne pour passer les seaux d'eau jusqu'à ce que le foyer fût complètement éteint. Alors, mon grand-père s'est assis sur une chaise pour contempler le désastre. Ma grand-mère lui a donné un petit verre qu'il a bu d'un trait avant de faire une affreuse grimace. Dans la confusion, elle lui avait servi du vinaigre à la place du genièvre.

Ils se rappelaient aussi comment mon oncle Robert, encore en bas âge, avait uriné à la tête de son père qui le tenait fièrement à bout de bras. Une telle impudence avait fait rire toute la famille.

Les seuls portraits qui me restent de mes grands-parents maternels ne m'en auraient pas dit autant si je n'avais pas entendu leurs enfants raconter pour le plaisir les événements mémorables de leurs jeunes années. Ils ne pouvaient pas savoir que je m'en souviendrais aussi par plaisir. Ils ont déposé dans ma mémoire ce qu'ils avaient reçu de plus précieux de la vie : des instants de joie.   

 

                          

 

 

Ma grand-mère Juliette et ses trois filles

En face de la maison, 28, rue Neuve, à Wasmuël.

A gauche, ma tante Jeanne. C'est l'aînée, elle est mariée.

C'est peut-être son mari qui prend la photo, malgré leur mésentente. Ils finiront par se séparer après la guerre.

Tout près d'elle, son fils, mon cousin Jean, avec son chien, Miss, dont il me parlait souvent autrefois. Il peut avoir cinq ans (1930).

Ma tante Jeanne sourit avec plus de naturel que ses soeurs qui doivent avoir terminé leurs études d'infirmière. Avec leurs bas blancs, elles ont l'air godiche. Leur attitude est empruntée. Ce sont des vieilles filles. Ma mère, à droite, a passé trente ans. Sa soeur cadette, juste à côté de sa mère, pose avec plus d'assurance. Est-elle déjà la maîtresse du médecin qu'elle épousera après la guerre ? (en 46 ou en 47).

 

 

    

Ma mère est allée chez un photographe à Douai  - la signature , en bas, à droite, l'atteste. Ce doit être à l'occasion du mariage d'une des soeurs Humé. Mes grands-parents n'ont pas oublié leurs amis français qui les ont hébergés au début de la Grande Guerre, il y a plus de dix ans.

Leurs filles avaient peut-être été des rivales.

La coiffure romantique de ma mère, un bijou de cou discret, une toilette blanche immaculée, manifestent bien son angélisme, même si le blanc s'impose pour un mariage. Blanche Neige était son rêve, son fantasme. Elle m'a raconté assez souvent la légende pour que j'en sois certain. Elle a toujours rêvé de rencontrer le Prince charmant.

 

 

   

 

La carte de visite de ma mère est bien antérieure à  son mariage. C'est une amie fortunée qui lui aura fait connaître les caractères italiques, le bristol, son format peu courant .     

 

 

 

 

A Ostende, avec mon cousin Jean, son filleul, et une amie accompagnée de sa fille. Elle ne sourit pas. Elle n'a pas caché les taches de vin qu'elle a sur le front. Aucun souci de paraître. les circonstances n'en valent pas la peine.

Le photographe lui-même n'a fait aucun effort pour trouver un cadre moins banal sur la promenade de la Reine des Plages - Ostende.

 

Tout le monde semble heureux d'être à la mer. Ma marraine rayonne dans sa tenue de vacances, la même que sur le bateau (voir ci-après). Mes grands-parents maternels n'extériorisent pas beaucoup leur joie d'avoir une fille qui a si bien réussi et un petit-fils qui promet. C'est peut-être la première fois qu'ils vont à la mer. Ils n'en rêvaient même pas dans leur jeunesse.

                                                                                        

 

Ma marraine n'est pas sur le pont supérieur d'un paquebot de luxe. Elle fait une excursion en mer. Point de vue, costume, pose, tout a été recherché pour donner l'illusion d'une croisière.

Sa soeur aînée - ma mère - s'était contentée d'une promenade sur la digue. L'eau lui a toujours fait peur. Elle n'aurait jamais osé s'aventurer sur un bateau.

Ma marraine est si haut par-dessus les flots qu'elle ne risque pas d'y être précipitée. S'il est vrai que l'élément marin symbolise la vie affective, on peut dire qu'elle la domine. D'une autre façon que ma mère, elle se tient à distance de ce qu'elle craint.

 

       

 

 

 

 

Elle fait partie du "staff" chirurgical de la clinique de Baudour. L'institution a été fondée par les Mutualités socialistes après la première guerre mondiale. Une grosse maison bourgeoise - ancienne demeure d'un gérant de charbonnage ? - abritera un établissement hospitalier destiné aux plus démunis. Un salon sert de salle d'opération ! Equipement et stérilisation sommaires. Naguère, on opérait encore à domicile.

Au centre de la photo, le Dr. Fosty, chirurgien, et son assistant, le Dr. Robbe - moustaches, lunettes - qui épousera ma marraine, la deuxième infirmière debout en partant de la gauche. C'est elle qui donne la narcose à une époque où il était inutile d'avoir étudié la médecine pour appliquer un masque imbibé de chloroforme sur le nez du patient! Il fallait de l'audace, de la détermination, du sang-froid. Ma marraine savait maîtriser ses émotions quand elle le voulait et les libérer quand elle le pouvait. Elle convenait parfaitement pour accomplir ce qui reste un rituel barbare malgré la modernité des techniques.

 

      

A cheval dans les dunes de La Panne, elle ne pense qu'à s'élever le plus haut et le plus vite possible.  L'illusion  lui suffit. Au cours de son excursion en mer, ne se sentait-elle pas aussi riche qu'une aristocrate sur le pont d'un steamer ?

 

La classe de mon cousin au Coq de Jemappes. les élèves de l'école communale de Wasmuël se doivent de visiter le site où le Général Dumouriez a remporté une victoire décisive sur l'armée prussienne, en 1792. Un monument commémore l'événement.

J'ai encerclé la tête de mon cousin tendrement inclinée sur celle de son ami. Il n'est pas assez âgé pour craindre que son homosexualité ne soit remarquée.

                            

Ici, mon oncle Robert a visité l'exposition universelle de Bruxelles avec sa fille Marie-Andrée en 1958. Il ne la reverra plus souvent après sa condamnation pour débauche de mineure sur la personne de sa belle-fille . Mon cousin aussi venait d'être condamné à une peine de six mois de prison avec sursis dans une affaire de moeurs.

Longtemps, la famille de ma mère m'a semblé frappée de malédiction. Il me paraît plus raisonnable de penser que l'éducation excessivement puritaine de mes aïeux a joué un rôle déterminant dans la destinée de leurs enfants.

Avaient-ils été contraints de se marier ? Se sont-ils aimés longtemps ? Ont-ils été capables de donner à leurs enfants l'exemple d'une vie de famille heureuse et chaleureuse ?

Les ambitions de mon grand-père - contremaître et musicien à ses heures - devait avoir pour origine l'indigence de sa vie affective, même s'il n'en était pas conscient. Le puritanisme de ma grand-mère ne devait pas être exceptionnel à une époque où la religion diabolisait la vie amoureuse.

Avaient-ils été contraints de se marier ? Se sont-ils aimés longtemps ? Ont-ils été capables de donner à leurs enfants l'exemple d'une vie de famille heureuse et chaleureuse ?

Une éducation sévère, quasi monacale, était peut-être à l'origine des querelles, des mésententes conjugales, des ambitions démesurées et des névroses qui ont tourmenté l'existence de leurs enfants.

    

                   

 

 

Grand-mère Juliette et  tante Irma, l’épouse de mon parrain. C’est probablement ce dernier qui prend la photo. Comme beaucoup de Catholiques pratiquants et dévots, ma grand-mère a voulu faire le pèlerinage à Lourdes. Sa belle-fille, ma tante Irma, a pris soin de sa toilette. A côté d’elle, ma grand-mère est mise avec simplicité. La canne lui semble un accessoire habituel. Elle ne pose pas. Elle en impose.

 

 

        

Peu de photos des frères de ma mère. Peut-être ne se font-ils pas photographier volontiers. Ils n’ont pas essayé de voler plus haut que leur père, contrairement à leur sœur cadette, ma marraine.

Ci-dessus, mon parrain Marcel à moto ! C’est le frère aîné de ma mère. Il travaille aux chemins de fer. C’est son métier. La moto c’est sa passion. Il fait partie du Club de Motocyclistes de La Louvière et il participe parfois à des compétitions : gymkhanas et courses de régularité où le meilleur, c’est celui qui a le mieux respecté la moyenne prévue au départ. Il pilote sa moto avec beaucoup de maîtrise, se réservant toujours une marge de sécurité. C’est ainsi qu’il envisage la conduite de sa vie.

Sa vie affective n’a pas été très chaleureuse. Épouse autoritaire et stérile. Il regrettait beaucoup de n’avoir pas eu d’enfants. C’est le plus grand malheur qui lui soit arrivé.

 

 

RETOUR AU PLAN    /    PAGE SUIVANTE